3
Darlene Hersch arriva hors d’haleine dans la salle de réunion. L’horloge, au-dessus de la fontaine d’eau fraîche, lui confirma la mauvaise nouvelle. Elle avait couru depuis sa voiture, mais n’en était pas moins en retard. Elle ne pouvait plus rien y changer, à présent. Elle avait horreur de faire mauvaise impression. Tous les autres membres de la brigade des mœurs étaient dans la police depuis plusieurs années. Cela ferait mauvais effet qu’elle, la nouvelle, fut la seule à arriver en retard.
La salle réservée à la brigade était petite. La peinture des murs, d’un vert pisseux, pelait et le lino se gondolait en plusieurs endroits. Des planchettes à pince pour écrire debout s’alignaient sur deux des murs. Un panneau d’affichage occupait le troisième. Tous les intervalles étaient remplis de dessins humoristiques mettant la police en scène, et de bulletins sur le règlement ; une grande affiche donnait les instructions à suivre en cas d’incendie.
Le dernier mur était occupé par un évier et une paillasse, sous la seule fenêtre de la pièce. Des tasses en carton jonchaient la paillasse et deux pots de café fumant embuaient les vitres. Le centre de la pièce était occupé par deux longues tables à plateau de Formica. Sandra Tallant et Louise Guest, les deux autres femmes de l’escouade, étaient assises à l’une de ces tables, du côté de la porte. Darlene se glissa sur une chaise métallique avec l’espoir que le sergent Ryder ne remarquerait pas son retard.
« Encore une nuit agitée, Darlene ? » lui lança Ortiz à voix haute.
Elle rougit. Neale sourit, et Coffin ricana. Le sergent Ryder leva le nez, et Darlene jeta un regard furibond à Ortiz, qui répondit par un clin d’œil. Le salopard.
Ortiz se tenait perché sur la paillasse, à côté des cafetières. Il était beau gosse et le savait. Avec son teint mat, sa moustache hirsute et sa crinière noire épaisse, frisée, coupée à la d’Artagnan, il jouait les séducteurs. Darlene pensait pis que pendre de lui.
Le sergent Ryder se leva et vérifia ses notes sur la planchette dont il ne se séparait jamais. Ce gaillard dépourvu d’assurance vérifiait constamment ses informations, comme s’il craignait leur transformation inopinée pendant qu’il faisait autre chose.
« Tout le monde est-il présent ? » demanda-t-il de manière purement rhétorique –, depuis le début, il savait exactement le nombre de personnes qui se trouvaient dans la pièce. « Très bien. Pour ceux qui n’ont pas pris connaissance du bulletin hebdomadaire du capitaine sur les modifications de la loi, sachez que la semaine dernière le procureur général a rédigé une motion affirmant que le droit à la protection de Vonetta Renae King avait été violé…
— Là, il nous a bien eus, le coupa Ortiz. Cette grande pute de Vonetta a été plus violée que n’importe qui. »
Coffin pouffa et Ryder le regarda fixement. Coffin cacha sa bouche derrière sa main et toussa.
« Ça va, je peux continuer, Bert ? » demanda Ryder d’une voix fatiguée.
Il savait qu’il n’y avait aucun moyen d’empêcher son subordonné de faire le clown. Mais aussi qu’Ortiz était l’un des meilleurs éléments de sa petite unité. Les choses s’équilibraient.
« Comme je le disais, l’avocat général estime que l’on a appliqué les lois sur la prostitution de manière injuste parce que seules les… heu… les prostituées femmes ont été arrêtées. Etant donné que la loi prévoit que toute personne offrant ou acceptant le principe de relations sexuelles contre de l’argent est coupable d’incitation à la débauche, cela, d’après le procureur, doit inclure aussi leurs clients.
« Le chef Galton est d’accord. Les filles travailleront avec un homme en couverture. Vous devez rester constamment en contact visuel.
— Sergent ? fit Darlene.
— Oui ?
— J’ai repensé à tout cela. Nous allons nous déguiser en prostituées, c’est bien cela ?
— En effet.
— Dans ce cas, n’est-ce pas de la provocation ? Est-ce que ce n’est pas soumettre les types à la tentation ?
— Non, d’après le conseiller juridique. Mais il vaut mieux laisser le clampin soulever la question des relations sexuelles et de l’argent.
— Jusqu’où devons-nous aller pour en baiser un ? voulut savoir Louise.
— Si tu veux en baiser un, ça ne devrait pas te poser de problème », lança Ortiz.
Coffin éclata de rire, ce coup-ci, mais parut soudain gêné et s’arrêta.
« Ça suffit, Bert, nom de Dieu ! dit Ryder. C’est un truc important. »
Oui, c’était important, pensa Darlene. Et tous ces enfoirés, Ortiz, Coffin, Neale, qui refusaient de prendre les femmes au sérieux et les traitaient comme des secrétaires en uniforme !
« C’est une bonne question, reprit Ryder. D’après la loi, vous n’avez pas… heu… besoin d’avoir de relations sexuelles avec le type pour l’arrêter. Il est en infraction dès l’instant où il propose ou accepte d’avoir des relations sexuelles normales, ça j’ai pas besoin d’expliquer, ou vicieuses, c’est-à-dire, heu, comme le dit le règlement, des contacts entre, heu, les parties génitales d’une personne et la, heu, bouche ou l’anus d’une autre. »
Ryder était devenu cramoisi. Il rougissait vraiment ! Darlene eut envie de rire, mais c’était trop triste. Pourquoi ne pouvait-il pas dire « tailler une pipe » ou « enculer », ou l’un de ces mots qu’il utilisait quand il n’y avait pas de femme dans le secteur ?
« En d’autres termes, si on vous fait une proposition de ce genre contre de l’argent, vous êtes en droit d’arrêter le type.
— Et dans la pratique, comment va-t-on s’y prendre ? demanda Ortiz.
— Pas question de procéder à une arrestation seule en pleine rue. On ne sait jamais s’il n’y en a pas un qui va péter les plombs. Amenez le clampin, les filles, à celui qui vous couvre. Les choses devraient mieux se passer avec un homme.
— Et si le client nous demande de monter dans sa voiture ?
— Jamais de la vie. On ne monte pas dans sa voiture. Pas question que vous soyez coupées de celui qui vous couvre. Si un clampin vous le demande, dites-lui qu’il y a des flics dans le secteur et qu’ils risquent de vous coffrer s’ils vous voient monter dans la voiture. Proposez-lui de vous retrouver à l’endroit où attend l’homme de couverture. Si le type insiste, envoyez-le paître.
« D’accord ? Pas d’autres questions ? Non ? Bien. Mais attention, je ne veux pas de bavures. Il y a certains juges, pas besoin de vous dire lesquels, qui sauteront sur la première occasion pour donner un non-lieu à ces affaires. Attendez seulement de choper un médecin ou un avocat un peu connu, vous verrez. Alors, ne ne leur laissez pas la moindre chance.
« Très bien. Tallant et Coffin iront planquer entre la Neuvième et Burnside. Louis et Neale iront draguer dans le quartier du Hilton. Darlene et Ortiz, vous prendrez le secteur du parc. »
Darlene tendit sa minijupe noire sur ses genoux qu’elle écarta pour pouvoir se pencher vers le rétroviseur extérieur de la voiture banalisée, afin d’ajuster sa perruque afro. Son allure californienne de joueuse de volley de plages, grands yeux bleus, cheveux longs et raides et bronzage soutenu, avait disparu, détruite par des faux cils, un maquillage passé à la truelle et des tartines de rouge à lèvres. Elle se trouvait grotesque tandis qu’elle mettait la touche finale à la perruque.
« Pas mal, Darlene, pas mal, commenta Ortiz en pouffant. Tu t’es peut-être trompée de boulot.
— Ferme-la, Bert », rétorqua-t-elle.
Elle lui en voulait toujours pour l’incident, au début de la réunion.
« Vois-tu, Darlene, le problème avec toi, c’est que tu n’as jamais pris le temps de faire connaissance avec moi. Si tu acceptes de prendre un verre après le boulot, tu auras l’occasion d’apprendre qui je suis réellement.
— Écoute bien, répondit-elle en se redressant pour le regarder droit dans les yeux. Ce n’est vraiment pas le moment de me baratiner avec tes conneries de macho. Passe-moi plutôt mon manteau, s’il te plaît. »
Elle avait lourdement souligné le s’il te plaît. Ortiz se contenta de rire et retira une pelure en lapin du coffre. Darlene portait par ailleurs un chandail d’un rouge éclatant qui l’empêchait pratiquement de respirer. Elle laissa le manteau ouvert pour exhiber sa poitrine. Des collants noirs et des bottes noires montantes complétaient sa panoplie officielle de pute. Elle ouvrit son sac pour vérifier que son arme de service s’y trouvait bien.
Ortiz avait choisi un parking mal éclairé comme poste de surveillance. Un immeuble de bureaux occupait le reste de la rue, sur le même côté. En face, on comptait plusieurs magasins, dont une bijouterie, un cordonnier, un salon de coiffure et une cafétéria ouverte toute la nuit. Seuls les lampadaires, disposés à intervalles réguliers, éclairaient la voie publique.
« Comment on s’y prend ? » demanda Ortiz, devenant brusquement sérieux.
Darlene examina la rue, à sens unique vers le sud, dans les deux directions.
« Je vais aller me poster au carrefour, en face du café. Comme ça, je serai vue depuis les deux rues. Tu pourras me surveiller d’ici.
— Ouais. Reste simplement sous le lampadaire qui est au coin, l’immeuble fait un petit angle mort.
— Si j’ai une proposition qui mérite une arrestation, je tapoterai ma perruque. Et je ferai venir le clampin, comme dit Ryder, dans le parking.
— Comment penses-tu t’y prendre ? »
Darlene n’avait pas encore réfléchi au boniment qu’elle servirait à son client pour l’attirer jusqu’à Ortiz. Celui-ci s’adossa à la voiture et la regarda.
« Je lui dirai que j’ai ma voiture dans ce parking et que les clefs de mon appartement s’y trouvent. Qu’est-ce que tu en penses ? »
Le policier se redressa et s’étira.
« Pas mal. Le coin n’est pas très bien éclairé et je n’aurai pas de mal à rester invisible jusqu’au dernier moment.
— Très bien. »
Elle tourna le dos à Ortiz pour quitter le parking. Elle avait l’estomac noué et fut prise soudain d’une envie pressante. C’était toujours la même chose quand elle était nerveuse – et elle s’était brusquement sentie nerveuse et un peu inquiète.
« Et ne prends pas le moindre risque, Darlene ! » lui lança Ortiz.
*
Cela faisait un quart d’heure qu’elle allait et venait sous son lampadaire lorsque la Mercedes beige passa pour la première fois. Elle eut le temps d’entrapercevoir le conducteur. Blond, beau gosse. Il lui avait souri. Elle lui avait rendu son sourire, espérant qu’il allait s’arrêter. Il avait continué. Elle se demandait quelle idée elle avait eue de prendre sa peau de lapin. Il faisait beaucoup trop chaud. Si elle n’avait pas la moindre touche dans les minutes qui suivaient, elle retournerait au parking pour s’en débarrasser. Elle lança un coup d’œil en direction d’Ortiz, mais il était invisible dans la pénombre.
La Mercedes réapparut et vint se ranger le long du trottoir, de l’autre côté de la rue perpendiculaire à celle du parking. L’homme lui fit signe et elle s’avança vers lui, sans oublier d’onduler des hanches en marchant. Elle devait faire attention à ne pas trébucher à cause de ses talons démesurés.
« Une nuit agréable, n’est-ce pas ? » dit l’homme.
Il était un peu nerveux et jouait au type décontracté, se dit Darlene.
« Pas mal, oui. Qu’est-ce que vous faites, à rouler tout seul dans votre grosse voiture ? »
L’homme sourit. Marié, probablement, se dit-elle. Qu’est-ce que pouvait bien fabriquer la petite dame pendant que monsieur était en goguette ? Club de bridge ? À la maison, devant la télé, pendant que monsieur assistait à sa réunion de travail tardive ? Elle n’avait pas de mal à imaginer la tête que ferait cette charmante personne lorsque monsieur aurait à expliquer à madame qu’il avait été arrêté pour incitation à la débauche.
« Oh ! je me promène dans le coin, voir si on peut pas s’amuser un peu. Et vous ?
— Je passais par là, mon chou. Moi aussi, je me demandais si je pourrais pas m’amuser un peu.
— Je connais un endroit où on s’amuse beaucoup. Ça vous dirait de venir y faire un tour ? »
Darlene se pencha pour s’accouder à la vitre ouverte de la voiture. Les deux premiers boutons de son cardigan étaient défaits, et le blond louchait tant qu’il pouvait sur son décolleté. À cette distance, elle sentait son haleine chargée de whisky. Il avait dû pas mal picoler, le bonhomme, mais il paraissait bien tenir la bouteille.
« Je ne demande qu’à m’amuser, mon chou. Et à quel genre d’amusement penses-tu ?
— Eh bien, s’amuser, quoi », répondit-il, évasif.
Le clampin parut devenir un peu plus nerveux.
C’était peut-être sa première fois. Darlene s’impatientait. Elle voulait l’entendre prononcer les mots magiques pour pouvoir l’arrêter.
« Est-ce que tu penses au même genre d’amusement que moi ? » demanda-t-elle avec un sourire qu’elle espéra suffisamment lascif.
Le clampin regarda la rue dans les deux sens.
« Écoutez, dit-il, vous n’avez qu’à monter dans la voiture et on pourra en parler, d’accord ?
— Tu as de l’argent, mon chou ? demanda Darlene, espérant accélérer un peu les choses.
Le blond parut surpris.
— Pourquoi ?
— Le genre d’amusement auquel je pense peut coûter assez cher. »
Le type parut devenir très agité. Il jetait des coups d’œil nerveux dans tous les sens. « Écoutez, dit-il, je ne tiens pas à traîner dans le coin. Il y a des flics partout. Si vous voulez monter, c’est tout de suite. »
Darlene se tapota la perruque de la main droite.
« Qu’est-ce que tu as à t’inquiéter des flics ? On n’en voit même pas l’ombre d’un seul.
— Je vais partir. Voulez-vous qu’on s’entende ou non ? »
La jeune femme sentit son estomac faire du yoyo. Si près du but. Elle n’avait pas envie de le laisser échapper, celui-ci. Si seulement elle arrivait à le faire patienter encore une minute. Elle le tenait presque.
*
Ortiz se redressa quand la Mercedes ralentit. Il s’enfonça de nouveau dans son siège quand il la vit accélérer et s’éloigner. Tout ce cirque était une perte de temps, pensa-t-il. À quoi ça rimait de coincer des pauvres types qui voulaient juste tirer un coup et étaient prêts à payer pour cela ? Ce n’était pas pour faire ce genre de boulot qu’il était entré dans la police. Pourquoi diable l’avait-on retiré de la brigade des stups au moment où il commençait à avoir des résultats sérieux ? Et travailler avec Darlene Hersch… Bordel de Dieu, il avait vraiment tiré le gros lot. Miss Coincée-de-la-chatte en personne. Cela dit, elle l’était peut-être pas tant que ça, au fond, coincée de la chatte. Parfois, c’était celles qui vous donnaient le plus de mal qui étaient les plus exigeantes ensuite, les bougresses, sauf qu’elles ne voulaient pas le reconnaître. Il se demanda comment elle était au plumard. Cette bonne petite Darlene. Il pouffa doucement. Voulait sans doute être dessus. Suffisait de voir comment elle s’y prenait la plupart du temps.
La Mercedes réapparut. Et s’arrêta. Ortiz se redressa. Darlene s’avança en tortillant du cul et se mit à parler au chauffeur. À cette distance, impossible de le distinguer.
Elle s’appuya à la portière, côté conducteur. Elle devait avoir fait une touche ce coup-ci. Ouais, elle se tapotait la perruque. Elle n’avait plus qu’à le faire venir jusqu’au parking.
Ortiz ne portait qu’une veste légère. Son revolver était glissé dans un étui, à sa ceinture. Il le vérifia. Il y avait peu de chances qu’un type roulant en Mercedes fît des histoires, mais il ne fallait pas prendre de risques. Darlene était toujours appuyée à la vitre. Joli petit cul. Même à cette distance. Le policier se demanda pourquoi il lui fallait tant de temps. Bordel, qu’il était fatigué. Il avait dragué une serveuse, au Golden Horse, et ils y avaient passé tout le reste de la nuit ensemble. Il bâilla, s’ébroua. Il ferait mieux de ralentir un peu. Trop de femmes, ça peut vous tuer. Tout comme la cigarette. Cependant, il… Mais qu’est-ce que…
Darlene faisait le tour de la voiture, ouvrait la porte côté passager et montait. La voiture démarra. Ortiz tourna vivement la clef de contact. Le moteur partit et il quitta le parking. Merde ! La rue était en sens unique, se souvint-il alors, et pas dans le bon pour lui. La conne ! S’il faisait le tour du pâté de maisons, il la perdrait à coup sûr. Il était tard et la rue était déserte. Il prit sa décision et tourna à droite en faisant crier les pneus. Mais quelle gourde ! Il n’allait pas la rater, quand il rédigerait son rapport. Y’avait qu’une connerie à faire et elle l’avait faite. Il prit le micro de la radio. Il risquait d’avoir besoin d’aide si la Mercedes se révélait trop difficile à suivre. Il était sur le point d’appeler lorsqu’il changea d’avis. S’il signalait ce qui se passait, Darlene allait avoir des ennuis sérieux. Et dans le fond, il ne tenait pas à ce qu’elle en eût. Tout se passerait bien s’il ne perdait pas la Mercedes de vue.
Il tourna sur Morrison : la voiture beige était là. À deux feux rouges et la circulation était insignifiante. Il se détendit et ralentit. Il ne fallait pas que le conducteur le repérât. Mais quel besoin avait-elle eu de se prouver qu’elle n’avait pas la frousse ? Elle ne serait pas si mal que ça, cette petite, si elle n’était pas aussi chatouilleuse. Il allait lui passer un de ces savons quand ils auraient réglé cette arrestation. Non. Il demanderait à Louise et Sandra de lui parler. Jamais elle n’écouterait un homme.
*
« Comment tu t’appelles, mon chou ? » demanda Darlene lorsqu’ils s’engagèrent sur la voie rapide.
L’homme tourna la tête et sourit. Il avait de belles dents. Bien rangées, parfaitement blanches, comme un acteur de cinéma. Un très bel homme, en vérité. Elle n’arrivait pas à comprendre comment un type aussi sensationnel avait besoin de payer pour…
« Et toi, comment t’appelles-tu ? contra le blond, prudent.
— Darlene.
— Joli prénom. Tu te maquilles trop, Darlene. Une jolie fille comme toi n’a pas besoin d’en mettre autant.
— C’est gentil, merci », dit-elle.
Elle se tapota les cheveux et en profita pour regarder dans le rétroviseur. Ortiz était toujours derrière. Bien.
Elle avait escompté qu’il la suivrait. Elle avait été inquiète jusqu’au moment où elle l’avait repéré quand ils avaient quitté Morrison. Il devait être furibard en ce moment, se dit-elle avec satisfaction. Eh bien, qu’il aille se faire foutre. Ils allaient signer un flagrant délit de première.
« On dirait que tu as des seins magnifiques, Darlene », reprit le type, sans quitter la route des yeux.
Il avait eu quelque chose de dur dans l’intonation et la jeune femme se sentit un instant mal à l’aise.
« Merci… pourquoi, vous avez des projets les concernant ? »
L’homme rit, mais ne répondit rien. Ortiz était à trois ou quatre voitures d’eux. Un van changea de voie, derrière eux, et sa masse cacha la voiture banalisée.
« On a une petite femme qui n’est pas très gentille, hein ? » demanda Darlene.
Le type ne répondit toujours pas, se contentant de tourner la tête vers elle. Il souriait, mais il n’y avait aucune gaieté dans ses yeux. Elle sentit sa nervosité revenir et, un instant, éprouva un sentiment de désespoir.
« Eh bien, Darlene va être gentille, elle. Dis-moi, qu’est-ce que tu voudrais qu’elle te fasse, la petite Darlene ? » reprit-elle, prenant une voix grave et sexy.
*
Le van occupait toujours le champ de vision d’Ortiz lorsque la Mercedes s’engagea sur la rampe de sortie. Le policier jura ; il avait bien failli la manquer. Il n’était pas assez près pour déchiffrer la plaque d’immatriculation et il ne pouvait donc se permettre de les perdre de vue. La circulation était dense à la sortie de la rampe, et la Mercedes prenait de l’avance ; quand il put s’engager à son tour dans l’avenue, la voiture allemande avait disparu. Il donna du poing contre le tableau de bord mais continua de parcourir des yeux les restaurants illuminés de néons et les motels de parking, de part et d’autre de sa route. Rien ici. Rien là. Allez, allez, où donc es-tu passée ?
Puis il la vit. La Mercedes venait juste de s’arrêter devant le Raleigh Motel. Ortiz essaya de déchiffrer la plaque, au passage, mais l’angle était défavorable et il allait trop vite. Dans le rétroviseur, il vit Darlene descendre de voiture. Il alla rapidement se garer dans le parking du McDonald situé juste à côté du motel.
*
« Je ne tiens pas à discuter affaires pour le moment, Darlene, mais je peux t’assurer que tu seras bien payée. »
Ils venaient de quitter la voie rapide et elle n’était pas sûre que son collègue les avait vus sortir. Foutue camionnette. Ce type avait quelque chose qui l’inquiétait de plus en plus. Il évitait avec soin de se compromettre, et elle commençait à se dire qu’elle avait agi avec trop de hâte.
Le type tourna dans l’entrée du Raleigh Motel. Darlene posa la main sur son sac pour se rassurer au contact de la forme de l’arme à travers le cuir. Ortiz n’aurait pas été effrayé comme elle, dans une situation similaire, en préparant l’arrestation d’une prostituée. Elle jeta un coup d’œil par la vitre arrière. Où était-il passé ? La voiture banalisée restait invisible.
« C’est toi qui vas réserver la chambre, dit l’homme. Pendant ce temps, je vais garer la voiture.
— Je n’ai pas…
— Pas de problème », la coupa-t-il ; il sourit et lui tendit un rouleau de billets.
Darlene prit l’argent et descendit de voiture. Le blond se dirigea vers le fond du parking, loin de la réception du motel. Un vieil homme en chemise écossaise se crevait les yeux, à travers des verres en cul de bouteille à monture métallique, sur un livre de poche dépenaillé. Il leva la tête à l’entrée de Darlene.
« Je voudrais une chambre », dit-elle.
Le vieux poussa une fiche d’enregistrement sur le comptoir sans faire de commentaires. Elle prit le stylo à bille mis à la disposition de la clientèle et écrivit son nom en lettres capitales dans les petits carrés ; pour l’adresse, elle donna celle du commissariat dont elle dépendait, North Precinct. Une bonne pièce à conviction, pour le tribunal.
« Trente-cinq billets d’avance », dit le vieil employé – il reluquait la poitrine de Darlene sans la moindre retenue.
« Comment se fait-il que vous ne me demandiez pas combien de temps je compte rester ? » voulut savoir Darlene en lui tendant l’argent.
Le vieux souleva un sourcil, secoua lentement la tête et prit les billets sans répondre.
« Premier étage, côté rue », dit-il à la place en lui tendant la clef.
Il était de nouveau plongé dans sa lecture lorsque la porte de la réception se referma sur la jeune femme.
Les bureaux du motel étaient séparés des chambres. Darlene traversa le parking, monta l’escalier et passa devant une machine à glaçons. Ses talons claquaient sur les marches métalliques ; elle s’arrêta quand elle arriva à hauteur du palier bétonné qui faisait toute la longueur du bâtiment, sur l’extérieur. Le client était invisible. Une fois à la porte de la chambre qu’elle avait réservée, elle s’arrêta de nouveau, regardant à droite et à gauche. Elle crut voir une silhouette dans l’ombre, à l’autre bout du palier, mais elle n’aurait pu en jurer. Sa nervosité la reprenait de plus belle. Ce type était peut-être un taré. Elle décida de toujours avoir la main sur son arme. Il suffisait qu’elle la garde dans son sac. Et de maintenir une certaine distance physique entre eux.
Elle ouvrit la porte, alluma. Elle fut assaillie par un cocktail d’odeurs, le renfermé, les produits d’entretien. Où diable était le climatiseur ? Les chambres de motel la déprimaient toujours. Elles sont tellement stériles et impersonnelles. Elle s’était souvent dit que l’enfer devait être fait d’enfilades sans fin de chambres de motel dans lesquelles les gens restaient assis, seuls, sans aucun contact avec autrui.
Il y avait un lit de cent soixante sous un couvre-lit d’un jaune passé. Deux oreillers. Deux tables de nuit bas de gamme en pseudo-bois naturel, portant chacune une lampe de chevet identique. Une coiffeuse et son grand miroir faisaient face au lit. Une télé couleurs était perchée sur un angle du meuble, un téléphone (avec les instructions pour appeler en ville ou plus loin) sur l’autre. Deux fauteuils scandinaves en voie d’effondrement constituaient le reste du mobilier. Darlene s’assit dans celui qui faisait face à la porte et glissa la main dans son sac. La porte s’ouvrit.
« Salut, Darlene », dit le client.
L’homme était de taille moyenne, environ un mètre quatre-vingts. Il portait un pantalon marron clair, une chemise à fleurs qui lui avait sans doute coûté cher. Comme ses chaussures, soigneusement cirées. Il donna un tour de clef à la porte après être entré et la main de Darlene se raidit sur son pistolet.
« Pourquoi as-tu fermé à clef ? » demanda-t-elle, nerveuse. L’homme sourit.
« Un peu d’intimité ne nous fera pas de mal, n’est-ce pas ? » Il se dirigea vers elle, mais s’arrêta à hauteur du lit. « Tu devrais te déshabiller, reprit-il. J’aimerais bien voir ces seins dont nous avons parlé. »
Darlene décida que les choses étaient allées trop loin. Elle avait commis une erreur et n’avait plus qu’une envie : se sortir de là. Qui sait si ce type n’était pas un vulgaire taré ? Il voulait peut-être simplement qu’elle se déshabille pour la voir nue, après quoi il la virerait. Il n’y aurait pas violation de la loi. Rien qu’un barjot que sa femme ne satisfaisait pas. Elle se sentait malade. Quelle idée avait-elle eue, aussi, de ne pas suivre les instructions ?
« Écoute, dit-elle, ce n’est pas une boîte à strip-tease, ici. Si tu veux baiser, dis-le, sinon je fiche le camp.
— Ne t’en va pas, Darlene. Tu ne le regretteras pas. »
Il avait parlé d’une voix rauque ; la concupiscence qui envahissait le blond était presque palpable. Il avança d’un pas. Il était tout près d’elle. Darlene prit sa décision. Elle allait mettre tout de suite un terme à l’affaire. Elle dirait qu’il lui avait fait des propositions précises. Il le fallait. Elle inventerait une histoire. Le type, de toute façon, négocierait un arrangement à l’amiable. Il serait bien trop gêné pour réclamer un procès en bonne et due forme.
« Laissez tomber le fric, monsieur, dit-elle en se levant. Vous en aurez besoin pour votre avocat. »
L’homme se pétrifia.
« Quoi ?
— Vous m’avez bien entendu. Je suis flic et vous êtes en état d’arrestation. »
*
Depuis l’angle du parking du McDonald, Ortiz vit Darlene monter l’escalier. Elle se rendit jusqu’à l’autre bout du palier et regarda autour d’elle avant d’entrer dans l’une des chambres. Quelques secondes plus tard, un homme blond sortait de l’ombre et se dirigeait vivement vers la porte. Le policier était trop loin pour le distinguer avec précision, mais l’individu lui donna l’impression d’être mince et athlétique. Il remarqua sans peine, en revanche, le pantalon marron clair et la chemise à fleurs.
Lorsque la porte du motel se referma, Ortiz commença à s’inquiéter. Il aurait dû aller la rejoindre, mais il ne voulait pas non plus compromettre le plan de Darlene. Il se demanda ce qu’il devait faire. Ryder l’avait mis en équipe avec elle parce qu’il était expérimenté. Si quelque chose arrivait à la jeune femme, ce serait sa faute. Ortiz se décida. Il sprinta jusqu’au motel.
Il entendit le cri alors qu’il atteignait le bas de l’escalier. Il se pétrifia. Il y eut un bruit sourd, puis un deuxième cri. La lumière était allumée et il voyait la silhouette brouillée de l’homme à travers les rideaux peu épais du motel. Tout cela se passait trop vite. Il se rendit compte qu’il ne bougeait pas.
La lumière s’éteignit et il escalada l’escalier quatre à quatre. Quelqu’un gémissait dans la chambre. Il entendait aussi une respiration bruyante. Il donna un coup de pied dans la porte, juste au-dessus de la serrure. Il y eut un craquement, mais le battant résista. Il récidiva et, cette fois, la porte céda. L’éclairage du palier diffusait une lumière jaune incertaine dans la chambre. Telle une poupée de chiffons, Darlene gisait contre un fauteuil, à l’autre bout de la pièce. Sa tête retombait mollement de côté et du sang coulait de sa bouche. Une plaie béante zigzaguait à son cou et le sol, autour d’elle, était couvert de sang.
Il y eut une explosion entre les yeux d’Ortiz qui lâcha son arme. Il se trouva propulsé dans la chambre et sentit une douleur violente dans le cou et le haut du dos. Sa tête vint heurter le cadre métallique du lit lorsqu’il dégringola. Il se retrouva effondré contre le lit. Un homme se tenait sur le seuil, dans la lumière jaune venue du couloir. Il resta immobile un bref instant, puis bondit comme un cerf effarouché. Ortiz sentit qu’il perdait connaissance. Il essaya de se concentrer sur ce visage. Les cheveux blonds et frisés. Jamais il n’oublierait cette tête. Non, jamais.